Mon intervention au Quai d’Orsay, le 9 décembre dernier, sur La place du Musée d’Histoire des Juifs de Pologne dans les enjeux de mémoire de l’Europe de demain
Madame la Présidente, mesdames, messieurs,
Je suis députée, belge. Mes arrières grands parents étaient polonais. Tous. Petite fille de grands parents polonais, ou nés en Pologne. Si vous m’avez invitée ici ce soir, je ne peux que parler vrai et défendre les valeurs auxquelles je suis attachée : la recherche de vérité, l’engagement pour le droit, la sincérité et les valeurs démocratiques.
Je ne suis pas historienne, je suis une femme politique avec des liens familiaux qui remontent tous vers Cracovie, Lodz et Varsovie, vers la Pologne, vers ce pays, disons le franchement, que j’ai appris à détester et à craindre dès ma plus petite enfance. Car une partie de ma famille y a souffert de l’antisémitisme encore bien après la Shoah. Quand tout devait être fini. Tout a continué dans la haine qui a conduit au désespoir, à l’exode, une fois encore. Cet exode là a conduit en partie à Paris, ma cousine (qui a reçu la légion d’honneur) est ici parmi nous ce soir.
Il y a pourtant une Pologne que j’ai toujours aimée : celle des Shtetl, des bourgades juives d’Europe de l’Est, une Pologne qui abritait en son sein un univers juif unique au monde. Dans ma « Mémoire », celle des témoignages recueillis et des histoires entendues et lues, le shtetl polonais est synonyme de proximité et de tendresse mais aussi de relations collectives : une façon toute particulière d’être à soi et au monde, un mode de vie spécifique, un espace juif, dans tous les sens du terme, mais aussi, – jusqu’à son anéantissement par les nazis, un lieu de diversité, d’effervescence intellectuelle, culturelle et politique. Parce qu’il était, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, traversé par toutes les confrontations, par toutes les tensions entre culture traditionnelle et émergence de la modernité, ce monde juif là, cette Pologne là, a été le lieu d’une créativité telle que l’Europe actuelle n’a pas encore mesuré tout ce qu’elle lui doit.
Je ne puis donc rien vous dire, ce soir, qui ne parte de là, d’un point de départ très personnel qui s’inscrit toutefois totalement dans l’histoire et la Mémoire de l’Europe. Car il est évident pour moi, au vu des valeurs que je défends et qui m’animent, que je ne peux me contenter de ce point de départ, de cet héritage personnel. Il est évident pour moi que je me dois de les confronter à la réalité de l’histoire ainsi qu’à l’imaginaire des autres, que je dois m’engager à les corriger. Il est évident pour moi que la haine et la peur ne peuvent constituer ma raison d’être, ne peuvent être mon horizon. C’est dans cette perspective que s’inscrit pour moi ce Musée. A mon sens, il ne peut exister que pour établir que si la Pologne dont a souffert ma famille a bel et bien existé, il y eut toutefois une autre Pologne, celle qui a accueilli mes ancêtres pendant mille ans.
Aujourd’hui, la Pologne a mal à ses Juifs, certes, mais il faut être honnête et oser dire que les Juifs ont mal à leur Pologne. Nous avons fait notre maladie ensemble, nous pouvons essayer aujourd’hui de guérir ensemble. Il faut exiger de nous mêmes ce que nous demandons à d’autres – dans un contexte à nouveau difficile, ne le cachons pas, d’un antisémitisme qui s’amplifie en Europe.
Ce projet doit nous permettre d’aller à la rencontre de nos peurs dans cet espace difficilement définissable, tant géographiquement que culturellement. Comme le psycho-sociologue Charles ROJZMAN qui reprend à Wilhelm REICH le concept de « peste émotionnelle », c’est à dire l’« enchevêtrement de peurs collectives et de rancoeurs » qui peuvent sournoisement nous imprégner aux travers d’informations transmises par les symboles, les mythes, les récits tendancieux de l’histoire, les propagandes qui nous environnent, je voudrais à mon tour reprendre ce concept et son analyse, pour rappeler que lorsque nous nous crispons sur nos peurs, c’est une identité fermée que nous construisons, qui ne peut que développer les préjugés dont chacun a hérité.
Aujourd’hui, comme députée engagée, comme femme qui se bat, je veux dépasser mes peurs et vous dire que construire l’ouverture implique d’aller à la rencontre de soi et de l’autre.
Ce que je comprends de Rojzman c’est qu’en revisitant son histoire – l’histoire d’où l’on vient, qu’elle soit immigration et/ou intégration sociale, celle qu’on intègre ou qu’on rejette – on tend à se construire une existence et à lui donner un sens . C’est pour cela précisément qu’il faut chercher à se connaître vraiment, nous Européens, nous Juifs, n’avoir ni honte ni fierté excessive, être suffisamment en sécurité avec sa propre histoire, comme par exemple, celle de Pologne, pour ne pas éprouver le besoin de stigmatiser l’histoire de l’autre.
C’est ce travail de mémoire que j’espère le Musée mettra en œuvre afin de permettre de nous retrouver dans une lecture commune des événements de la Deuxième Guerre mondiale et depuis, de l’histoire de l’Europe.
Il faut que ce musée puisse nous aider à nous faire une représentation juste de la construction de l’Europe. Nous aider à nous poser les bonnes questions. Devenir ce tremplin dans la construction d’une Mémoire qui permettra celle d’une identité, ou d’identités plurielles dans un dialogue constant. A savoir sortir des sentiments, qui ont aussi leur place, je ne le nie pas, et renoncer aux émotions, à la représentation de Juifs sans Juifs. Sortir des recettes et des chansons juives faites à Cracovie, par des non Juifs pour des non Juifs afin de ressusciter le Juif en eux. Non, abordons ensemble, en toute franchise cette mémoire difficile d’un passé douloureux, pourtant longtemps chaleureux.
Pour moi cela veut dire oser confronter d’abord la manière dont on nous a raconté l’histoire. En parallèle, oser dire qu’on ne veut oublier ni Katyn ni Karski. Car l’histoire de la Pologne en est l’addition, constituant un paradoxe confrontant. Pour prendre un exemple concret, parlons du narratif de l’insurrection du Ghetto de Varsovie.
Pendant de nombreuses années, au sein d’un mouvement de jeunesse que j’ai fréquenté, j’ai commémoré la révolte du ghetto de Varsovie en honorant quasi-exclusivement la mémoire du commandant de l’Organisation Juive de Combat, Mordekhaï Anielewicz, et de ses très jeunes camarades sionistes – socialistes.
En 1981, à l’occasion du premier congrès de Solidarnosc, réuni à Gdansk, j’ai appris, par la presse !, l’existence d’un autre dirigeant de la révolte du ghetto, toujours vivant, à Lodz, du moins à cette époque, Marek Edelman, qui avait été bundiste. En 2007, grâce aux travaux d’un historien juif, en l’occurrence aussi un ami, Bernard Suchecky, j’ai découvert non seulement qu’il y avait dans le ghetto une seconde organisation combattante, de droite celle-ci, l’Union Militaire Juive mais qu’en outre elle était en contact permanent, grâce à au moins trois tunnels percés sous le ghetto, avec le Corps de Sécurité et l’Action Populaire Polonaise pour l’Indépendance, deux formations résistantes polonaises membres de l’Armée du Pays (AK), le grand mouvement de la résistance nationale polonaise. Une unité du Corps de Sécurité, lourdement armée, serait même entrée dans le ghetto pour s’y battre aux côtés de l’Union militaire juive – jusqu’au quasi anéantissement de leurs effectifs respectifs. Enfin, si de rares survivants de la révolte ont réussi à fuir le ghetto en flammes par les égouts, ce fut aussi grâce à des résistants polonais membres de l’Armée du Pays (AK) ou de la Garde Populaire (GL, communiste). Mais si ces mêmes survivants furent, dans une large mesure, liquidés dans les mois qui suivirent dans les forêts de Pologne, ils le furent moins par les Allemands que par des groupes de résistants polonais ultra – nationalistes et antisémites, eux aussi membres de l’Armée du Pays (AK) !!!!
Madame la Présidente, je souhaite que le Musée à venir évoque de tels épisodes, les mette à plat dans toute leur complexité, afin de nous instruire et de nous ébranler dans nos certitudes. Je souhaite que ce futur Musée prennent nos stéréotypes respectifs en flagrant délit de masquer, de travestir la réalité du passé, afin que nous soyons ébranlés et que se ravive notre désir de ne pas en rester là mais de reprendre ensemble le chemin de l’histoire européenne.
L’Europe est née des Lumières dans un dialogue avec le Judaïsme, qui lui a permis de s’enrichir… jusqu’au monde englouti. Et aujourd’hui nous entendons le silence de ces voix, des 3 millions de Juifs polonais assassinés.
Cela nous raconte sans doute que la solidarité et les liens constants qui unissent les sociétés ne peuvent être que le résultat d’une volonté de vivre ensemble, et non de principes purement abstraits. Mais j’attire également l’attention si vous me le permettez dans cette quête de vérité constitutive d’une Mémoire, que nous ne pouvons permettre la déconstruction de l’intégration des communautés juives d’Europe, surtout lorsque ce procédé sert ceux qui au nom de communautarisme et de particularismes revendiquent des spécificités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques européennes, tout en prenant la communauté juive à partie ou à témoin dans ce procédé qu’elle a toujours évité ou refusé.
Si l’identité européenne ancrée dans son histoire, doit constamment être redéfinie à travers la relation à l’autre, on ne peut jamais oublier, et le musée doit le rappeler, que cette relation à l’autre est toujours difficile et doit être balisée par le respect mutuel, par les valeurs démocratiques et fondamentales communes. Même si nous savons que l’identité, ne se définit pas uniquement par ses origines et ses héritages. Elle se définit aussi par les apports extérieurs qu’elle ne cesse d’intégrer dans son patrimoine, par son projet et sa détermination à le faire aboutir.
L’Europe est née à Auschwitz, je ne suis pas la première à le dire. Si je le dis c’est parce que je pense que cela va au delà du « Plus jamais ça » qui découle d’Auschwitz. Dans ce camp de la mort toutes les nationalités européennes se sont côtoyées, toutes les religions aussi. Les survivants qui l’ont quitté sont repartis vers différents pays d’Europe et ont commencé à reconstruire leur vie et par delà, ils ont développé un vaccin à la maladie : l’Europe.
Jusque dans les années quatre-vingt, d’ailleurs, le slogan « Plus jamais ça ! » était de rigueur. Pourtant, peu à peu, des mots et des images jusque-là bannies, ressurgissent. Depuis la Shoah, nos démocraties européennes ont – fort heureusement – pris conscience des rejets et du racisme. Dans la plupart des pays, les législations protègent les minorités et condamnent les discriminations. La tolérance, l’ouverture à l’autre et la liberté d’expression sont défendues avec humanisme. Mais, paradoxalement, c’est précisément cette attitude, – par crainte sans doute de manquer d’empathie ou de bienveillance -, qui met nos valeurs démocratiques en danger. En clair : la religion de la tolérance née après Auschwitz aboutit, volontairement ou non, à tolérer l’intolérance.
Aujourd’hui ne nous pouvons, nous ne devons céder sur la vérité, sur le respect de la justice et du droit. Pourtant l’antisémitisme est présent, se développe dans cette Europe où les cendres de Birkenau ont eu le temps de disparaître, mais où la mort reste gravée dans nos mémoires à jamais ; nous devons renoncer à la mièvrerie et devenir des militants de cette Europe qui cherche ses valeurs et ses frontières. Ce musée doit contribuer à assainir la transmission et à éveiller les consciences en refusant les stéréotypes.
A l’heure de la présidence belge de l’Union Européenne, je voudrais citer Guy Verhofstadt, président du groupe libéral au Parlement Européen et ancien premier ministre belge, qui rappelle que la politique qui conduit à des « bunkers » ethniques, nationaux, culturels ou religieux, enferment l’individu. Invariablement. Que cette identité là « conduit à la haine, à la violence, dégénère en émeutes dans nos quartiers et en guerres dans le monde ». Et que pour lui aussi la conséquence ultime de la pensée identitaire, c’est évidemment Auschwitz.
Le Musée des Juifs Pologne, au moment où l’Europe cherche ses frontières, ses définitions, son identité, doit être placé au centre des valeurs, de la transmission, culturelle et politique, et non ethnique, dans une volonté de dialogue constant. En d’autres mots pour moi, ce musée doit être une borne sur le chemin qui nous permet d’avancer. Ce ne peut être en but en soi. C’est un moyen de se projeter dans l’avenir et permettre aussi à la Pologne – en première ligne aujourd’hui face aux dangers éventuels de l’Est – de structurer une stratégie politique afin de défendre avec nous les valeurs qui nous sont chères : d’échanges humains, d’humanisme et d’enrichissements mutuels, et ainsi sortir de la mort pour affronter la vie, malgré les discriminations, la précarité et les dangers qui nous guettent à nouveau.
Nous ne sommes pas obligés de nous aimer. Mais nous devons nous respecter. Dans notre mémoire, pour notre avenir.
Un commentaire
claude balog
très beau discours, mais je ne peux pas comprendre que personne ne connaissait l’organisation de résistance de edelman jusqu’à ce jour !!!!
sidérant