Est-il antisémite de comparer Israël au nazisme ?
Merci à mon ami Christophe Goossens, avocat engagé et courageux pour son excellent texte paru ce 17 mars dans le Soir en page 17. Bonne lecture!
Une poignée d’auteurs, antisionistes militants, ont publié dans Le Soir de ce 3 mars 2011 une critique acerbe de l’ULB, à laquelle ils reprochent de violer la liberté d’expression de tous ceux qui voudraient critiquer Israël, et en particulier celle de M. Souhail Chichah, chercheur en économie. Ces auteurs prétendent que la députée Viviane Teitelbaum et Maurice Sosnowski, président du CCOJB, auraient « orchestré une virulente campagne de diffamation » contre M. Chichah à la suite d’une conférence ayant eu lieu à l’ULB le 20 septembre 2010. Selon les auteurs de cette critique, cette campagne trouverait sa source dans « la critique exprimée par M. Chichah à l’encontre du régime israélien » lors de cette conférence.
Cette conférence, j’y étais, et il eût été honnête de rappeler ce qui, dans les propos tenus par l’intéressé, a pu susciter l’émoi de la communauté juive. Ses interventions ont été filmées et sont en ligne (1). Voulant assimiler les Juifs d’hier aux immigrés et aux Roms d’aujourd’hui, M. Chichah a dit ceci : « 90 à 95 % selon les sources, des Juifs en Belgique dans les années 40, étaient des immigrés (…) qui venaient de Pologne, et donc vous voyez que c’étaient des gens qui parlaient pas bien le français, qui étaient pas très propres (…). C’étaient des gens qui étaient sales, c’étaient des gens qui étaient pauvres, c’étaient des gens qui posaient des problèmes à l’école ». On comprendra que M. Sosnowski et Mme Teitelbaum, présents au débat, se soient sentis personnellement offensés par cette généralisation abusive, puisque les Juifs « pas très propres » dont parlait M. Chichah sont en réalité ceux de la génération de leurs propres parents.
Chichah dira aussi ceci du négationnisme du génocide juif : « La question du négationnisme (…) ne m’intéresse pas. D’ailleurs j’ai pas d’avis puisqu’il est interdit d’avoir un avis dessus. Donc, en tant que légaliste, je m’en tiens à la vérité officielle ». En regrettant à demi-mot qu’il y ait une « vérité officielle » sur le génocide juif, M. Chichah suggérait évidemment l’existence d’une autre vérité, différente de l’officielle, que la loi lui interdirait d’exprimer. Or la loi n’interdit que la négation, la minimisation, l’approbation ou la justification du génocide. Doit-on en conclure que si la loi lui interdit de faire valoir son point de vue, c’est qu’il aurait aimé nier, minimiser, approuver ou justifier le génocide juif ?
C’est un pas que je ne franchis pas, mais l’ambiguïté de ses propos exige une mise au point.
On remarquera que jusqu’ici, les propos de M. Chichah, qui ont déclenché les réactions les plus indignées, n’ont strictement rien à voir avec la politique de l’Etat d’Israël. Lorsqu’il a parlé d’Israël, M. Chichah l’a fait pour dire « qu’il est permis aujourd’hui dans notre pays de comparer les dirigeants d’Israël à des nazis », précisant du reste : « Je vous mets au défi de me condamner pour cela ». M. Chichah abordait là un important point de fond, qui mérite réflexion.
Il faut d’abord rappeler certains faits : l’antisémitisme est aujourd’hui, en France et sans doute en Belgique, la forme de racisme la plus violente, qui s’exprime dans une relative indifférence du grand public.
Les agressions sont répertoriées. Par exemple, entre 2007 et 2010 en Belgique, ce ne sont pas moins de quatre synagogues qui ont été attaquées au cocktail Molotov ou vandalisées. En France, en 2009 uniquement, sept synagogues ont fait l’objet d’attaques, dont certaines avec des voitures-béliers chargées d’engins explosifs.
Les statistiques officielles françaises montrent que de toutes les minorités, ce sont les Juifs qui sont le plus souvent victimes d’agressions physiques inspirées par des motifs racistes. Le rapport annuel 2009 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (2) dénombre ainsi 172 agressions physiques antisémites, tandis qu’en deuxième position viennent les agressions contre les personnes d’origine maghrébine, au nombre de 74 pour une population cinq à dix fois plus nombreuse. Il n’existe pas de statistiques comparables pour la Belgique, mais il est permis de penser que la situation n’y est pas meilleure.
Parmi les causes de ce phénomène figure en bonne place la « nazification » d’Israël et du sionisme. Or il est presque incongru de le rappeler : Israël, aussi critiquable soit-il, n’a jamais entrepris d’extermination systématique des Palestiniens. N’est-il pas insensé de comparer un conflit ayant causé environ 8.000 victimes (de trop) en onze ans, dont plus de 1.000 Israéliens (3), avec l’extermination industrielle de millions de Juifs, de Tsiganes, d’homosexuels et de malades mentaux ?
Qui plus est, en associant Israël et le sionisme au nazisme, on favorise un climat d’hostilité contre la population juive d’Europe.
Cela explique qu’un document de travail de l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux (anciennement nommée EUMC) estime qu’il peut être antisémite, selon le contexte, « d’établir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis » (4). En France, la très officielle Commission nationale consultative des droits de l’homme estime que de telles comparaisons permettent de classer un site internet comme antisémite (5). Le rapport Rufin sur le racisme se prononce dans le même sens : « Les accusations de racisme, d’apartheid, de nazisme portent des implications morales extrêmement graves. Elles ont, dans la situation où nous nous trouvons aujourd’hui, des conséquences majeures qui peuvent, par contagion, mettre en danger la vie de nos concitoyens juifs ». (6)
Il ne fait pas de doute que l’on a le droit de critiquer l’Etat d’Israël ou sa politique, et même de le critiquer avec violence ou excès. Mais la critique d’Israël ne peut servir de prétexte aux antisémites qui, au nom des droits de l’homme, trouvent un malin plaisir à accuser les Juifs de commettre un crime aussi épouvantable que celui dont ils ont été victimes.
Tout intellectuel doit assumer ses responsabilités morales : en comparant les dirigeants d’Israël à des nazis, on favorise l’antisémitisme, qu’on le veuille ou non. On jette de l’huile sur le feu. Il est juste de dénoncer sans complaisance ces discours pour ce qu’ils sont : des provocations irresponsables et inutiles.
(1) http://www.youtube.com/watch?v= jWCHjReJed8 (1re partie sur 8).
(2) http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000267/0000.pdf
(3) Source : B’Tselem.
(4) Working definition on antisemitism, 2005.
(5) Rapport annuel 2004, p. 243.
(6) Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme , 2004, p. 30.